Ne pouvoir plus, même, comprendre Jacques Brel, et à
brève échéance : un comble !
Rosa, rosa rosam,
Rosæ, rosæ, rosa,
Rosæ, rosaæ, rosas,
Rosarum, rosis, rosis !
C'est
le plus vieux tango du monde
Celui
que les têtes blondes
Ânonnent
comme une ronde
En
apprenant leur latin…
C'est
le tango des récompenses
Qui
vont à ceux qui ont la chance
D'apprendre
dès leur enfance
Tout
ce qui n’ leur servira pas,
Mais
c'est le tango que l'on regrette…
Jacques Brel n’était pas un « fort en thème », il l’avoue sans
honte, mais il « ânonna »
consciencieusement, comme ses camarades, l’antienne qui lui permit, au moins, d’écrire
cette malicieuse chanson.
Eh ! oui, ce sont les élèves de jadis, ceux
des « bons pères » comme
ceux des collèges laïcs [1], dont
le chanteur-poète assure qu’ils « seront
la France de demain »…, qui l’ont faite, notre France, celle que nous
voudrions pouvoir encore aimer.
Qu’écrirait-il aujourd’hui, où ce « tango des forts en thème » est
menacé de disparition, avec l’assassinat de la filière classique par Madame le
Ministre Vallaud-Belkacem et son projet de réforme ? Le latin, a fortiori le grec, déjà parents pauvres
et depuis longtemps, se voient relégués dans le fourre-tout des nouvelles
options, nébuleuses à souhait : en quoi consistent l’option
« information, communication, citoyenneté » ? l’option
« développement durable » ? l’option « sciences et
société » ? – qui nous font perdre notre latin avant que l’option
« langues et cultures de l’Antiquité » nous donne l’espoir de le
retrouver… Cette décision équivaut à un enterrement sans fleurs ni couronnes,
accompagné même de ricanements sournois en guise de grandes orgues :
enfin, le vieil ennemi a succombé ! D’un coup de Jarnac peu reluisant mais
qu’importe ! Enfin, on ne prononcera plus ce beau vieux grand mot tant
honni : l’humanisme… »
Au nom de l’« égalité », principe absolu d’aujourd’hui,
on coupe tout ce qui dépasse, autre expression du détestable « nivellement
par le bas ». Ainsi procéda Tarquin, le tyran étrusque. À son fils Sextus,
qui lui faisait demander un conseil pour pouvoir prendre à coup sûr la ville de
Gabies, il répondit par une parabole : emmenant le messager dans son
jardin, il décapita de son sceptre tous les lys qui dépassaient d’une haie
fleurie [2]… Sextus comprit et fit périr tous les meilleurs
citoyens de la ville, dès lors réduite à merci sans peine. Supprimer les élites
est, effectivement, un des plus sûrs moyens de régner sans contestation.
On a d’ailleurs tendance, et c’est fâcheux, à
confondre les élites de la pensée avec les élites de la fortune, quand on
oppose, comme le fait d’ailleurs Jacques Brel, ceux qui ont eu la chance que
leurs parents les mettent au lycée et leur payent des études classiques, aux
malheureux oubliés du sort, privés du latin et du grec, promis, dès lors, à une
condition de parias. Je suis bien placée pour dénoncer ce parti pris :
fille d’ouvrière et de soldat, je n’ai connu que le collège ouvert aux
plébéiens et n’ai pu apprendre le grec qu’à l’université… ce qui ne m’a pas empêchée
de devenir prof. de fac’, et en Sorbonne.
On procède par petits meurtres légers. Déjà, plus
d’histoire de France digne de ce nom, 1789 étant devenue la date fondatrice de
la France. Mais ce n’était pas assez, avec ces racines lointaines qui s’obstinaient, même taillées et retaillées d’une réforme sur l’autre, à repousser comme les
tentacules de l’Hydre de Lerne. Car les racines d’un peuple sont dures à
mourir. Surtout les romaines.
Que sera-t-elle, « la France de demain »,
si personne ne redonne un peu de sève à sa civilisation qui agonise ? Ne
nous leurrons pas : nous vivons notre mort.
On ne s’étonnera pas, dans cette perspective, que je
m’insurge contre cette destruction programmée et que j’aie invité - et invite -
ceux qui partagent mon indignation à rejoindre les pétitions
protestataires de tout bord :
ou
toutes autres participant du même engagement.
Tous
autant que nous sommes, défenseurs d’Alésia-la-Vraie, nous sommes, latinistes
ou non, embarqués sur le même navire qui prend l’eau, et devons écoper
vaillamment pour empêcher qu’il ne sombre.
On
peut, certes, s’intéresser à la question d’Alésia sans savoir un mot de latin.
Mais sans non plus s’illusionner : il faudra fatalement, alors, faire
confiance à ceux qui sont à même de savoir ce que César a dit ou n’a pas
dit ; donc, à même de lire son texte dans… le texte, sans se laisser abuser par la pensée unique des partisans
d’Alise.
Mais
ces partisans, direz-vous, savent, eux-mêmes, le latin ?
Pas
sûr.
Ils
savent, je l’ai montré souvent, un latin bien spécial, le « latin
d’Alise ». (Surtout : pas de jeu de mots obligé mais facile, dont la
sacro-sainte laïcité viendrait à s’offusquer !) Un latin plié et replié à
leur usage, qui néglige froidement la grammaire et le sens des mots. S’il ne
s’agissait pas d’Alise, tout le monde serait d’accord sur d’incontestables lois
grammaticales. Mais voilà…
Il
est vrai que, devant les offensives répétées – livres, films, articles de
Presse, conférences, interviewes etc. – qui menacent de plus en plus le bastion
bourguignon, les valeureux champions d’Alise ont élevé d’emblée le mur,
infranchissable, des mots et des définitions censées interdire de parole un
adversaire dépourvu de la qualité par eux requise pour avoir le droit de
s’exprimer. Franck Ferrand n’est pas historien
mais simple journaliste. Je ne suis
pas historienne, mais simple latiniste. L’Histoire, et donc,
Vercingétorix et César, nous est interdite à tous les deux.
Désolée :
si l’on apprend le latin, c’est aussi et surtout pour connaître une
civilisation ; donc, d’abord, une histoire, ensuite des mœurs, une pensée,
une expression artistique, une religion qui, toutes, dépendent de l’histoire en
ce que les aléas des conquêtes, imposées ou subies, ont forcément influencé
leur pratique.
Qui
a étudié la langue est dès lors forcément habilité à traiter de l’histoire, à
tous les titres voulus. Tandis qu’un historien ou, maintenant, un archéologue, prétendant s’occuper d’histoire sans le socle que donne un texte à ses
constructions, ne produit que du vent sur du vide.
Restons
donc abrités derrière le bouclier du latin, du vrai latin. Car il est indestructible.
Bien
sûr, argument qu’on nous ressort ad
nauseam, César a écrit n’importe quoi. Encore faut-il comprendre
convenablement ce n’importe quoi. Avant même de s’interroger sur une réalité
curieuse : le général romain aurait donc gauchi, consciemment ou
inconsciemment, les précisions chiffrées quand il s’agit d’Alésia, et jamais
quand il traite un autre sujet ?
Les
Alisiens pratiquent, de toute façon, un césarisme à deux vitesses. Ils sacrent
en César leur seule divinité en écrasant ces démons corrupteurs que sont Dion
Cassius, Diodore, Plutarque, Planude, qui ont osé le compléter. Mais ils l’abominent
quand il décrit un relief qui ne s’applique pas à celui d’Alise et donne des
mesures militaires qui la récusent absolument.
Seule
échappatoire en ce cas : supprimer le texte pour ne s’en tenir qu’à
l’archéologie. Ainsi est-on tranquille : n’importe quel clou rouillé,
n’importe quelle céramique en petits morceaux, n’importe quel fragment de
marbre écorné pourra être daté impunément : « Alésia », donc « 52 avant Jésus-Christ ». Mérovingien, gallo-romain,
proto-historique… et alors ? Alise est Alésia, nous sommes donc en 52 av.
J.-C.
Les
« jeunes loups », qu’on s’attendrait à voir renoncer aux vieilles
chimères sont, paradoxalement, les plus acharnés dans l’aveuglement. Ils ont
sucé dès le berceau du lycée - les hellénistes apprécieront - ,
le lait de la Louve romaine, soit. Mais il était aigri : la sorcière Archéologie était venue y verser
subrepticement ses philtres. Aussi déchirèrent-ils à belles dents, tout
récemment, devant l’un de ses auteurs, notre honnête Supercherie dévoilée, y voyant, textuellement, « la honte et
le déchet du Patrimoine français », concoctés par des « rétrogrades
dont on se demandait s’il pouvait encore en exister » à l’aide de méthodes
complètement dépassées. Nous avions eu le tort, en effet, de récuser Alise en nous appuyant sur les textes ! Utiliser, de nos
jours, les écrits des Anciens : la honte suprême ! La corde au cou,
et vite ! et avant, l’amende honorable ! le poing coupé !
Ils
savent le latin, pourtant, l’on veut croire, et ont même choisi de l’étudier.
Ce reniement leur fait scier leur propre branche. Mais ils connaissent, et fort
bien, le Rapport de fouilles
Reddé/von Schnurbein. Et devant cet Évangile-là,
le mécréant César est prié d’abjurer.
M.
Reddé avouait pourtant, dans ce même Rapport
et dans d’autres écrits que, stricto
sensu, pas un résultat de ses fouilles ne correspondait au texte de César et
l’expliquait par une pirouette qui ne faisait illusion à personne : que
César avait préféré l’élégance du style et le confort du lecteur à l’exactitude
de chiffres et de précisions techniques trop rebutantes.
Nos
petits jeunes ont lu, malheureusement, le Rapport
de fouilles plus attentivement que le texte de César. Ils l’ont lu avec la
foi du charbonnier, et elle a émoussé, voire anéanti leur esprit critique lorsqu’ils ont abordé César… ce par quoi ils
auraient dû commencer.
Car
le latin est impitoyable pour la thèse officielle, et c’est la raison pour
laquelle il faut lutter pour sa conservation. Sans quoi, les gardiens du dogme
pourront imposer impunément leurs contresens et leurs petites manipulations, puisque
personne ne sera capable de distinguer le faux du vrai.
Mais
s’il reste quelques latinistes sur la planète, il s’en trouvera au moins un
pour lever le doigt quand on lui affirmera que la plaine des Laumes s’étale,
selon César, in longitudinem ‘en largeur [3]’ et pour
rectifier : « Non, monsieur le Professeur Le Bohec, cela veut
dire : ‘en longueur’, et de ce fait, la plaine de César n’est pas celle
des Laumes ».
S’il
existe encore, ce dinosaure sourcilleux saura protester, quand on lui assurera
que le camp Nord est en bas du mont Réa : « Non, monsieur le colonel
Deyber, superiores munitiones
signifie : ‘les fortifications sur les hauteurs’ ! et si les Gaulois
doivent escalader les abrupts, praerupta temptant, pour y parvenir, elles ne peuvent être, comme
votre camp Nord, dans la plaine [4] ! »
Il
interrogera aussi : « Pourquoi ne traduisez-vous pas, monsieur
Constans, le duo qui accompagne le
mot flumina et dote Alésia de deux
rivières à son pied ? Peut-être parce que votre Alise en compte
trois ? »
« Pourquoi
traduisez-vous, monsieur Reddé, a
septentrione, ‘au nord ‘ par : ‘vers le nord [5]’ ? Parce
que votre franc nord alisien présente, au lieu de la montagne évoquée par le
texte de César, la vallée du ruisseau Rabutin, tandis que votre montagne, le
Réa, s’élève au nord-ouest ? Je
m’en voudrais de le penser ; néanmoins…»
« Voyez-vous
dans un seul des manuscrits du de Bello
Gallico, VII, 72, que le grand
fossé d’arrêt se trouve à 400 pas des
retranchements ? Tous portent 400 pieds,
ce qui change la donne et permet de transformer les 120 mètres de César en 600
mètres. Cela ne suffit pas, notons-le en passant, à justifier les 750 mètres,
voire les 1000 mètres que vous avez relevés pour celui d’Alise, mais jure un peu
moins avec vos mensurations.
Nous
ne devons pas, bien souvent, lire le même César, monsieur Reddé. À moins que,
trop occupé à démêler le lacis de vos fossés en surnombre, vous ne le lisiez
plus ? Je relève, chez lui (VII, 71 & 75) que Vercingétorix demanda
que la Gaule mobilisât « tous ceux qui étaient en âge de porter les
armes », mais que seulement 254 000 hommes répondirent à son appel. Vous
lisez, vous, qu’il demanda 254 000 hommes et en reçut beaucoup moins [6]. Qui
dois-je croire ? Vous, ou César ?
Il
est fâcheux, aussi, que vous mélangiez contrevallation et circonvallation
lorsqu’il s’agit de critiquer la thèse de Chaux. Vous moquez André Berthier
parce qu’il prétendrait faire tenir l’oppidum
jurassien à l’intérieur des lignes chiffrées par César. Chacun sait que deux
lignes cernent la place, l’une proche, donc plus courte, l’autre plus éloignée,
donc plus longue. Et vous prenez, pour cerner la hauteur qui porte Chaux, la mesure de la plus
longue en démontrant qu’elle ne peut tenir dans la plus courte ! Comme si
vous vouliez démontrer que la France ne tient pas dans l’une quelconque de ses
provinces… Une petite distraction, sans doute ?
Et
enfin, comment pouvez-vous insinuer que serait née d’une conviction patriotarde attachée à glorifier Vercingétorix, héros de l’indépendance gauloise, l’idée que
César fut attiré par lui dans un piège [7] ? Ignoreriez-vous
que les mesures prises pour fortifier et approvisionner la ville sont exprimées
par César au plus-que-parfait, « il avait fait creuser »… « il
avait fait construire »… « les Mandubiens avaient amené dans la
ville », un temps grammatical qui induit intention et préparation ?
Conclusion :
en l’absence du texte, on peut faire prendre bien facilement à l’innocent
lecteur des vessies pour des lanternes… Qui soupçonnera un faux-sens dans le
‘surlendemain’ qui traduit altero die,
s’il le lit sous la plume de M. Reddé ? Pourtant, c’en est bel et bien un [8]. Et
aussi finitimam Galliam traduit par
‘la Gaule toute proche’ au lieu de ‘la Gaule à nos frontières’ ; admodum edito loco par ‘escarpé’ ou
‘saillant’ au lieu de ‘très élevé’…
toutes ces tricheries ad usum
Alisiiae…
Si,
donc, vous voulez y voir clair, ne raisonnez jamais à partir d’une
traduction !
Et
donc, apprenez le latin… ou, s’il est trop tard, ne permettez pas qu’on interdise aux plus jeunes de l’apprendre !
Mais
est-il jamais trop tard ? Caton l’Ancien apprenait bien le grec à
quatre-vingt-dix ans…
© Danielle Porte
[1]
Dieu sait pourquoi, ces temps-ci, on voit écrit
partout l’adjectif « laïque »,
pour un pays, un comportement, un projet… Que je sache, « laïque »
est un adjectif féminin, toutes les arguties modernes n’y changeront rien.
[2] Entre autres, Fastes
d’Ovide, II, 687-710.
[3] Y. Le Bohec, Alésia,
2012, p. 148 sur B.G., VII, 69, 2.
[4] A. Deyber, Alésia,
la bataille décisive, dans le Nouvel
Observateur h.s. n° 78, 2011, p. 50-52.
[5] M. Reddé, Alésia,
l’archéologie face à l’imaginaire, 2003, p. 54.
[6] Alésia, la fin d’une querelle, dans l’Archéologue,
67, 2003, p. 47.
[7] Ibid., p. 44.
[8] Altero die signifie sans doute possible ‘le lendemain’. B.G., VII, 68 ; M. Reddé, Alésia, l’archéologie face à l’imaginaire,
2003, p. 44. Voir Alésia, la Supercherie dévoilée, 2014, p. 183-186.
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