la Colline inspirée

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dimanche 1 novembre 2015

l'Expertise définitive (???) florilège 2



 l'Expertise définitive (???)  florilège 2


Moins drôle, ce florilège 2… et de moins en moins définitive, cette expertise…

Car ils sont tristement révélateurs de la désinvolture – pour rester courtoisavec laquelle, persuadés qu’ils sont de l’inutilité de soutenir la discussion avec les farfelus qui défendent l’Alésia du Jura, les partisans d’Alise osent traiter la question. En courant le risque, d’ailleurs, de se déconsidérer eux-mêmes. Un véritable historien se doit d’examiner les arguments opposés à sa thèse favorite et, s’ils sont fondés, de revenir aux textes pour orienter autrement sa réflexion.

Il n’en est rien. Pressé par le temps, on veut croire, ou prenant ses désirs pour des réalités, Yann Le Bohec fait décrire à César, sans états d’âme, une Alésia qui est purement et simplement Alise-Sainte-Reine. Ce qui, évidemment, règle la question, mais n’est ni de bonne méthode ni de grande honnêteté.

Deux exemples :

- Description générale (p. 93) : « un plateau étroit et allongé, encadré par deux cours d’eau et dominant une plaine »… C’est la plaine qui est étroite et allongée de par sa situation entre des collines qui la pressent - intermissam collibus – pas l’oppidum, dont César n’a strictement rien dit.

- In longitudinem traduit par « de large » (p. 148) : la plaine des Laumes, oui ; mais César a dit le contraire (in longitudinem n’a jamais eu d’autre signification que : « en longueur »). Dommage que l’amour des historiens pour Alise en arrive à leur faire perdre leur latin…

Alléguer des textes imaginaires pour conforter le tableau qu’on décrit : un autre péché mignon. Au terme d’une belle phrase, la chute (p. 68) : parlant de l’erreur que fut Alésia pour Vercingétorix, l’historien écrit : « il l’a payée non sans élégance, au dire même de son ennemi César ». Ce serait beau, oui, même chevaleresque, si c’était… vrai. Or, César a relaté la fin de l’aventure Alésia en seulement deux mots : Vercingetorix deditur, « Vercingétorix est livré ». Où est l’élégance ? Où sont les dires de César ? On craint la confusion avec les récits de Plutarque et de Dion Cassius, voire avec le tableau célèbre de Lionel Royer où le peintre  suggère tout ce que César n’a pas décrit. Encore, chez Plutarque, si César a ouvert la bouche, c’était seulement pour livrer le vaincu à ses gardes ; et d’après Dion, il lui a déversé sur la tête un torrent de reproches…   

Y. Le Bohec a-t-il vraiment relu César ? A-t-il vérifié ses sources ? Il est, en tout cas, décidément brouillé avec les noms et les situations familiales. Il baptise, en effet, Jacques son collègue Joël Le Gall, longtemps responsable de l’archéologie alisienne (p. 97), fait de Luern le fils de Bituit alors que c’est son père (p. 65) ; d’Octave le neveu de César alors que c’est son petit-neveu (p. 23) ; de Marius l’oncle de César (p. 22)  alors que c’est son grand-oncle… Écrit vraiment trop vite, ce livre ! Quant à Celtill, le père de Vercingétorix, dont aucun texte ne parle hormis le § 4 du livre VII – ce que signale L. A. Constans dans sa note 1 concernant ce paragraphe – le voilà doté d’une ambition paternelle inattendue : « il aurait voulu que son fils réussisse à obtenir ce pouvoir, mais il échoua dans ce projet. » (p. 65)  Y. Le Bohec doit avoir découvert des manuscrits que nous  ne connaissons pas !

Ignorance, on s’y attend mais c’est déplorable, des sites soutenus par ses adversaires. On lit ainsi en levant le sourcil cette désignation curieuse : « le site de la Chaux-des-Crotenay, près du village de Syam-Cornu, dans le Jura ». (p. 100) Il me semble bien que Syam est dans la plaine et Cornu, borné à trois ou quatre maisons, sur le plateau, comme Chaux… Il faudra que j’aille vérifier !
(entre parenthèses : j’en reviens. Et puis assurer avec témoins que Syam est bien dans la plaine et Chaux en haut de l’oppidum¿) [1]

Quant à l’espace d’au moins 3,5 km que demande « une si grande bataille » et que l’on ne peut trouver « dans les environs de La Chaux-des-Crotenay », on peut toujours le chercher autour du village – où, du reste, on le trouverait, l’espace ne manque pas !  car les combats ne se déroulent pas sur la colline fortifiée, ils se déroulent dans la plaine ! donc, à Syam, pas à Chaux

Gergovie n’est pas mieux connue de l’auteur que ne l’est Alésia. Encore cette sacrée chronologie !
« Corrent au sud sud-est de Clermont-Ferrand et les Côtes de Clermont au nord de cette ville n’ont rien livré qui puisse être daté de l’époque républicaine. Des fouilles récentes sur le site de Merdogne, au sud, ont donné des résultats convaincants. » (p. 73) Sauf erreur, c’est l’inverse : Merdogne fut fouillée en premier vers 1850, le colonel Stoffel poursuivit l’entreprise en 1860 et Napoléon III entérina ses recherches en baptisant l’endroit « Gergovie ». C’est Maurice Busset qui proposa le site des Côtes en 1933, mais le plateau de Chanturgues n’a toujours pas été fouillé. Le site de Corent fut connu au milieu du XIXème, puis rouvert en 1930, et de nouveau en 1988. Vincent Guichard et Matthieu Poux s’en occupèrent en 1991 puis 2001-2008 et c’est Corent que certains archéologues veulent identifier à Gergovie.

Les Allobroges peuplent-ils vraiment le Dauphiné (p. 69) ? Mieux vaudrait dire : la Savoie. Leur ville principale était Vienne, que menacent directement les tribus révoltées ; ils séparaient la Gaule indépendante de la Narbonnaise qu’habitaient des tribus mal domptées, Ucennes, Tricores ou Voconces. Le Dauphiné « historique » va du Rhône à la Drôme et aux Hautes-Alpes, il serait alors le territoire de ces tribus, mais pas celui des Allobroges.

Pareilles approximations surgissent…  un peu partout. « Il ne restait guère du côté des Romains que les Rèmes et les Lingons, ainsi que les Ubiens qui étaient des Germains », lit-on (p. 83). Point du tout : ceux qui sont demeurés fidèles à Rome et sont des Celtes, ce sont les Trévires (VII, 63), qui ne vinrent pas à l’assemblée de Bibracte et restèrent constamment étrangers au conflit. Les Ubiens sont un peuple germanique, sis autour de Koblenz, chez qui César ira recruter ses cavaliers germains. Fournisseurs de mercenaires, oui ; fidèles : pas forcément.

Les adversaires d’Alise relèveront pourtant avec délectation un aveu inconscient : « il [César] allait parvenir à la province romaine, quand il fut provoqué et attiré vers Alésia. » (p. 189) 

Il a donc forcément traversé la Séquanie ! Car, s'il est aux portes de la Province, il est à plus de 100 km d'Alise. Il a bien de la constance s'il rebrousse chemin sur une pareille distance pour s'y laisser attirer alors que son urgence est d' aller secourir les proches terres romaines [2] !  

Question à se poser : les Alisiens sont-ils aussi persuadés qu’ils le proclament de l’identification qu’ils soutiennent ?…

Passons aux chiffres : un domaine où l’exactitude doit être reine, surtout chez les militaires. Rien n’est évoqué des mesures fantaisistes des fossés alisiens, de la distance aberrante du grand fossé par rapport aux retranchements, des dimensions non moins ahurissantes des camps dénoncées par les adversaires de la thèse bourguignonne. La réponse à ces légitimes étonnements n’est qu’une pirouette ironique et dérisoire : « Qu’ils se rassurent : les officiers romains n’étaient pas des maniaques et César se bornait généralement à donner une distance moyenne. » (p. 136) Première nouvelle. Toujours des chiffres précis, chez César comme chez d’autres écrivains militaires romains, et pas de ces « environ » ou « à peu près », qui suggéreraient une moyenne, quand il s’agit de travaux… pratiques. A-t-on jamais vu un chef ordonner : « Vous me creusez un fossé entre deux et six mètres de profondeur, au choix » ?


Les tours ne sont pas disposées avec plus de soin : « Quant aux tours séparées par dix mètres, c'est un cas qui se retrouve à des centaines d'exemplaires dans le monde romain : il se rencontre chaque fois qu'il y a une porte ». (p. 103)  Les dix mètres sont un exemple, la distance entre les tours d’Alise est de sept, quinze, soixante-cinq mètres… À quoi correspondent, alors, les « plus de 58 m » relevés autour d’Alise [3] ? Même les portes prétoriennes ne présentent pas cette largeur ! Y aurait-il eu six portes mitoyennes ? Et pourquoi César a-t-il spécifié que l'écartement était de 24 m, puisque les fouilles ne le retrouvent pas une seule fois ?

Pareil « à-la-va-comme-je-te-pousse », étranger aux armées modernes, n’avait pas cours non plus dans aucun texte antique. Polybe, déjà, puis Hygin, Végèce, font preuve, au contraire, d’une précision… militaire dans l’énoncé des chiffres.

« Mais ces chiffres étaient truqués ! » Un argument qui revient comme un leit-motiv, de page en page. Bien pratique pour expliquer les extravagances des mesures alisiennes : « Il s’est efforcé de cacher le nombre exact de ses unités pour faire croire qu’il combattait toujours en position d’infériorité numérique »  (p.  43) … «  Il s’est arrangé pour qu’on ne le sache pas avec précision, sans doute dans l’espoir que ses effectifs seraient sous-estimés ». (p. 82) 

Par qui ? Ses lecteurs romains, essentiellement le Sénat à l’intention de qui il rédige les Commentaires, sont parfaitement informés des effectifs qu’il commande, puisque c’est le Sénat qui les décide ! et ce Sénat a reçu année par année les rapports de chaque campagne, tandis que l'État-Major de César aussi bien que ses légionnaires avaient pu constater l'exactitude des effectifs énoncés... et auraient sans aucun doute dénoncé leur inexactitude.

Voyons ces effectifs.
Une légion compte « environ 5000 hommes » ; d’où « un  total approximatif de 50000 légionnaires » (p. 82), reprise de la page 42 : « La légion comptait environ 5000 hommes, répartis en dix cohortes, elles-mêmes divisées chacune en trois manipules ou six centuries (les mathématiciens auront vite vu que la centurie ne comptait pas 100 soldats). »

On déplorera la même éternelle distorsion gratuite des réalités, la même curieuse inversion du raisonnement. Ici : le chiffre de 5000 hommes étant forcément le bon, quoiqu’on se demande bien d’où il sort, c’est donc la centurie qui n'est pas ce qu'on croit... En fait, la légion compte 6000 hommes depuis Marius, grand-oncle de César, c’est-à-dire depuis quelque cinquante ans, et se divise, par conséquent, en 60 centuries de 100 hommes. 60... 600... 6000... Quoi de plus exact ? Pas besoin d'être mathématicien pour constater que la centurie comptait bel et bien 100 soldats !...

Et l’armée romaine ? Il serait à croire que Y. Le Bohec est Normand, lorsqu’il évoque les chiffres de J. Harmand (10 légions) et de L. Keppie (12) : « Peut-être Jacques Harmand avait-il raison, mais il n’est pas exclu que les comptes de Laurence Keppie soient justes ».

César aura donc au choix du lecteur 60000 ou 72000 légionnaires. Mais Y. Le Bohec, qui ignore décidément les réformes de Marius et les 6000 hommes qu’il a rassemblés pour constituer la légion, opte pour « un total approximatif de 50000 légionnaires ». Dame !... La légion ne totalise-t-elle pas « environ 5000 hommes, plus ou moins suivant les circonstances » ? Un Romain, devant ces estimations mollassonnes, s’enfuirait vite, effaré.

Cette transformation systématique des chiffres est exaspérante, car ceux qu’on voit adoptés ne reposent sur aucune base sauf « l’habitude de César » etc… même lorsque ce dernier les spécifie dans le détail. C’est devenu un tic : « Si l’on en croit César et comme toujours il vaut mieux penser qu’il a un peu exagéré) » à propos des défenseurs de l’oppidum (p. 125). Pourquoi cet : « il vaut mieux » ? Parce que cela avantage les gens d’Alise ?... Au camp Nord, César ne donne pas de chiffres précis « comme à son habitude », pour ce qui est des effectifs amenés par Labiénus. Soit. En revanche, on sait que Vercassivellaun conduisit 60000 hommes. Mais ce n’est pas à prendre en compte, puisque César manipule les chiffres ! Donc : « tout ce que l’on peut dire, c’est que les Romains étaient plus de 33000 et les Gaulois moins de 60000 ». Non, non et non : le calcul des 33000 repose sur une estimation de la cohorte à 500 hommes au lieu de 600, chiffre attesté, et il n’y a aucune raison de minorer les 60000 Gaulois de Vercassivellaun ! César trafique peut-être les chiffres, mais les Alisiens ne sont pas en reste !

Le mal vient de plus loin... dirait Racine. De Michel Rambaud, à qui tous les universitaires accordent une confiance aveugle, et qui, écrivant une thèse sur l'Art de la déformation historique dans les Commentaires de César, avait tout intérêt à multiplier les « déformations », parfois jusqu'à l'absurde : ne comptabilise-t-il pas, par exemple, les occurrences du nom de Vercingétorix dans le de Bello Gallico, en insinuant que César a tenté ainsi de se valoriser en nommant le plus souvent possible son ennemi, et que s'il a ajouté, près du nom de Vercassivellaun, « cousin de Vercingétorix », c'est pour l'écrire une fois de plus... On rêve ! Et on se demande sur quels critères les Modernes se permettent de dévaluer les chiffres du de Bello, puisqu'on ne possède qu'un seul texte sur le sujet, celui de César !

Encore un exemple (p. 71) : 22 cohortes sont estimées totaliser « plus de dix mille hommes, l'équivalent de deux légions à forts effectifs ». La cohorte comptant 600 hommes, le total est de 600 x 22 = 13200 hommes, pas 10000. D'autre part, deux légions à forts effectifs compteraient 6000 x 2 = 12000, pas 10000. On se demande où l’auteur a pris ces nombres de 500 ou de 5000, puisque Polybe, au temps des guerres Puniques (III-IIème siècle av. J.-C.), affecte 4500 hommes à la légion, tandis que Marius porte ce nombre à 6000, voire 6200 selon Festus, et qu’il n’est pas intervenu de changement entre les deux. Que les légions subissent des pertes durant les campagnes va de soi – mais, sauf exception, elles ne sont pas chiffrables et un supplementum [4], ce qu’on appelle des  «troupes fraîches», était généralement envoyé pour compléter l’effectif. Pour la levée officielle, elle était chaque année de 6000 hommes au temps de César. On peut supposer que ces chiffres minorés sont copiés, sans vérification, sur ceux qu'utilise Michel Reddé qui, lui aussi, ignore ceux que donnent Polybe aussi bien que Festus.

Pour clore l’examen des chiffres, une colline n’a pas deux pieds, comme semble le signifier l’expression : « les deux pieds de cette colline étaient arrosés par deux cours d’eau » (p. 93), un seul lui suffit…

Yann Le Bohec a poursuivi toutes ses recherches sur la question de la guerre à Rome, dont ce qui touche l’époque de César [5]. On reste abasourdi, dès lors, quand on constate qu’il en est resté, pour la conception d’une bataille, à l’époque de Camille, alors qu’on est passé, depuis environ cinquante ans lorsque paraît le de Bello Gallico, à la tactique dite « de Marius », quand la cohorte remplaça le manipule.

Nous lisons, en effet (p. 106), une objection qu’il croit dirimante pour notre thèse : il ne pouvait être envisagé de faire combattre 50000 Romains dans la plaine de Syam. Question de largeur. « Il faut savoir qu'une armée de ce type occupait un terrain large d'au moins 3,5 km, et davantage pour manœuvrer : le légionnaire, qui combattait à l'épée, avait besoin de 1,50 mètre ; les soldats étaient répartis sur trois lignes de six rangs chacune, à raison de 1400 hastati, de 1400 principes et de 700 triarii. En outre, pour que les deux armées puissent s'affronter, il fallait une profondeur d'au moins 4 à 5 kilomètres ».

Depuis près d’un siècle, on ne se bat plus sur une seule ligne, et pas toute l’armée à la fois, comme aux temps héroïques ! Marius, dans les années 105 av. J.-C., n’utilise plus la tactique manipulaire, pratiquée par Camille dans les années 396, mais la tactique par la cohorte, beaucoup plus maniable parce que fonctionnant par petites unités autonomes qui s’orientent comme l’entendent leurs commandants, attaquent sur plusieurs points à la fois, se déplacent en un clin d’œil selon les phases d’un engagement. Plus question des trois lignes rigides de principes, hastati et triarii qui formaient un seul front étendu sur toute la largeur du champ de bataille ! Du reste, le seul engagement décrit en ce qui concerne Alésia (§ 70) concerne la cavalerie, l’infanterie n’étant que déployée devant le camp à fin d’intimidation. À aucun moment il n’a été question de ranger face à face les deux infanteries ! Un second affrontement, toujours de cavaliers, sera mené contre la cavalerie de l’armée de secours (§ 80), toujours dans la plaine, devenue, au sens propre, un «théâtre», puisque les non-combattants massés sur les hauteurs, tout de son long, peuvent apprécier « les actes de bravoure ou de lâcheté » de leurs compatriotes. Pour conclure, les cavaliers romains « s’élancèrent des autres points du champ de bataille », ce qui montre bien que le combat ne s’était pas déroulé sur un seul front.

Le bon sens s’oppose, lui aussi, à cette supposition de 50000 Romains trop serrés dans la plaine de Syam : il faut en défalquer les spectateurs massés sur les «balcons» alentour, les fantassins, qui n’ont pas combattu, les défenseurs postés sur les lignes tout autour de l’oppidum, les occupants des camps supérieurs (ne seraient-ce que les deux légions du camp Nord, elles totalisent déjà 12000 hommes), et des castella, enfin, les effectifs situés « à l’arrière », auxquels César empruntera plus tard les cohortes qui seront envoyées au camp Nord… Tout ce monde-là n’était sûrement pas occupé en même temps dans la seule plaine « à l’avant » de la forteresse !

Outre cela, comment imaginer que, le combat une fois engagé, on eût respecté pieusement les distances entre les lignes comme entre les combattants [6] ? Les films de batailles antiques, même péplums, nous présentent en général de belles empoignades confuses, bien éloignées des reconstitutions virtuelles et des calculs sur le papier… sans compter les initiatives des ennemis qui peuvent contrarier les schémas théoriques les mieux établis [7].

Et pour régler la question, il faut rappeler que Métellus le Numidique, chef de Marius, fut le dernier à mettre en œuvre la tactique manipulaire, à en croire A. Bouché-Leclerq [8].

Encore Gergovie, pour la tactique cette fois (p. 79). D’abord, la tactique de l’enclume et du marteau n’est pas une découverte, Plutarque l’expliquait déjà (Cés., 26). Mais il nous est dit que c’était la reconduction de la tactique employée à Gergovie. Que l’on sache, Vercingétorix n’a pas attiré César sous Gergovie ni ne l’a pris en tenaille ! « Pourquoi ne pas recommencer la même manœuvre, en mieux, avec le secours de renforts extérieurs » ? Si c’est la même manœuvre, c’est que la tactique expérimentée à Gergovie était déjà celle de l’enclume et du marteau ; mais elle était inapplicable s’il n’avait pas été prévu de renforts extérieurs, car la tenaille n’eût comporté qu’une branche…

Pour ce qui est de l’enclume et du marteau, il faut rendre à André Berthier [9] ce qui n’est pas à Yann Le Bohec. Jusqu’à la thèse Berthier, Vercingétorix n’avait rien prévu et se réfugiait sur une colline de hasard le soir du combat de cavalerie perdu. C’est la position de notre équipe de s’appuyer entre autres sur les plus-que-parfait du texte qui induisaient une préparation du site, « ils avaient construit », « ils avaient rassemblé beaucoup de bétail », pour en conclure que Vercingétorix avait choisi Alésia pour y bloquer l’armée de César et appeler sur ses arrières les forces conjuguées de toute la Gaule. Ce qui change, évidemment, toutes les appréciations qu’on peut formuler sur lui [10].

Commentaire à ce sujet p. 79, décidément une mine : « De toute façon, le site était exceptionnellement bon pour soutenir un siège : s’il ne le savait pas déjà, Vercingétorix s’en est vite rendu compte ».

Il faudrait s’entendre ! Vercingétorix manœuvre pour attirer César dans un piège (p. 78) et il découvrirait les qualités militaires qu'offre le site du piège après l’avoir occupé ! Tendre un piège et s’installer sur un site dont on ignore s’il pourra résister, quand on escompte s’y faire assiéger pour attendre des renforts, voilà qui fait honneur aux talents guerriers de Vercingétorix !

La raison voudrait que si l’on souhaite constituer une enclume, cette enclume ne laisse pas s’échapper facilement ce que le marteau viendra écraser sur elle. À quoi servirait un marteau qui n’aurait rien à écraser ? Or, sur le site d’Alise, les formidables renforts ne trouveront rien à détruire, car le relief ne l’empêchant aucunement de poursuivre sa route, César sera déjà passé depuis longtemps quand ils arriveront !

Les ouvrages récents adoptent curieusement la théorie formulée par André Berthier, mais… en l’appliquant à Alise-Sainte-Reine, dont le modeste relief autant que la « médiocre étendue » (dixit Napoléon 1er) ne pouvaient prétendre arrêter l’armée romaine ni accueillir la gauloise. Outre cela, Vercingétorix n’aurait pas eu besoin de faire courir ses hommes sur quelque 15 km avant de trouver la colline-refuge adéquate…

Mieux vaut ne pas aborder la description des combats autour d’Alise : rien ne satisfait l’esprit, puisque rien n’y correspond au texte qui, lui, correspond à un autre endroit ! Du vague, du flou, et pour cause. Évidemment, quand on a localisé le camp Nord au pied du Réa, il est difficile de pointer exactement cette « escalade des hauteurs » à laquelle se livrent les Gaulois, de justifier des mentions telles que « le danger est surtout vif aux fortifications du sommet (superiores munitiones) où l’on avait envoyé Vercassivellaun » (ce qui, entre parenthèses, fait justice de la supposition que l’attaque des prærupta se déroule à Flavigny : si Vercassivellaun est au Nord, c’est-à-dire au Réa, il ne peut être attaqué au Sud !) (§ 85 du B.G. ; p. 167 Y. Le Bohec). Plus préoccupante est la version du combat au camp Nord, squelettique et vague : « Ces derniers [= les deux légats] subirent une attaque de leur camp ; puis ils firent une sortie et il y eut une grande rencontre en rase campagne. » (p. 165) Je cherche toujours, après trois re-lectures des § 85-88, où peut bien se situer cette rencontre en rase campagne et à quel moment elle a eu lieu !  Je relève les mots decliuitatem, fastigium, ascensum (§ 85), prærupta, ex ascensu (§ 86),  de locis superioribus, decliuia et deuexa (§ 88) qui, tous, évoquent des pentes, des falaises, des montées ou des descentes… mais rien de plat... et aucune mention de cette bataille dans le de Bello.

Restons en terrain plat pour examiner les distances. Nous y relevons quelques erreurs manifestes, toujours destinées à conforter des estimations aventureuses ; au profit d’Alise, bien entendu.

« La distance moyenne parcourue en un jour était d'un peu plus de dix kilomètres ». Non. Elle est, selon Végèce, de 28/30 km à l'allure normale, avec tout l’équipement, et de 35 à marche forcée. Nous sommes loin du compte !

Mais ces dix kilomètres autorisent à envisager Fain-lès-Moutiers pour en faire le cadre de la  bataille de cavalerie (p. 76) « Suivant qu’elle ait eu lieu le matin ou l’après-midi et qu’il soit arrivé devant Alésia le matin ou le soir, le trajet a duré au moins un jour, au plus deux jours. À une vitesse de 10 kilomètres par jour ou à peine plus, il faut donc chercher un espace dégagé dans un rayon de 10-11 à 20-22 kilomètres depuis Alésia ».

Rien de plus faux. D’abord, l’expression altero die, « le lendemain », ne souffre pas l’équivoque : l’arrivée a lieu le lendemain, pas deux jours après ; le trajet a duré une demi-journée, compte tenu du temps à accorder aux préparatifs, à la destruction du camp, à la crémation des morts, au rassemblement et aux  diverses tâches indispensables. Soit, donc, pour une étape de 30 km, une quinzaine de kilomètres, ni plus, ni moins. Inutile de chercher un champ de bataille distant de 20 à 22 km.

Quant aux considérations qui concernent la vie purement militaire, elles aussi sont à réviser.

P. 84 : Au § VII, 77, 11, Critognatos recourt, pour rassurer les assiégés, à un argument qui « pose un problème » à Y. Le Bohec. « Le chef gaulois remarque que les légionnaires pratiquent l’exercice chaque jour. Or, il n’est pas d’usage de faire pratiquer l’exercice en opération, car il est trop tard pour se former ». Et il en conclut que César venait de recevoir un contingent de recrues et qu’il ne voulait pas le dire…
           
Tout d’abord, le verbe exerceri ne signifie pas « pratiquer l’exercice » comme on le fit longtemps au quotidien dans les casernes – « Présentez… armes ! » – , mais « s’activer sans relâche », c’est-à-dire travailler aux retranchements aussi bien et mieux que faire de la gymnastique. Et quand bien même s’agirait-il d’exercices sportifs, comment imaginer qu’on les suspende en période d’opérations, c’est-à-dire que le soldat attende d’être démobilisé pour s’entraîner ? Bien au contraire, les échauffements sont indispensables, si l’on veut éviter de « se rouiller ». Alors, où est le problème ?

P. 42 « Les officiers choisissaient les meilleurs du point de vue physique, intellectuel et juridique. »

Je n’ai pas encore vu qu’il y eût un examen d’entrée dans la légion… ni qu’on fasse réciter le Code civil avant l’admission ! Quant aux aptitudes intellectuelles, sans atteindre la bêtise crasse de Savancosinus, dans Astérix [11], elles n’entraient guère en ligne de compte ! Les seules exigences, outre la citoyenneté – c’est peut-être ce que notre auteur appelle les aptitudes « juridiques » –, étaient la forme physique et l’âge, lorsque la levée avait lieu régulièrement (dilectus indique qu' on « choisit »). En temps de crise, d’urgence, de danger national, on prend le tout-venant (c’est le tumultus, souvent appelé tumultus gallicus, du verbe tumeo, « se gonfler »en parlant d’un liquide en ébullition ; à peu près l'expression populaire : « ça va bouillir » ! en souvenir de l’antique prise de Rome par Brennus et ses Gaulois).

Qui voit-on, ou ne voit-on pas, sur le champ de bataille ? des Numides, des Baléares, des Crétois, qui « n’apparaissaient jamais dans les batailles, où seuls les légionnaires intervenaient (p. 83)  ». Alors… à quoi servaient-ils ? Faisaient-ils du tourisme ? Pourtant, on a lu, (p. 44) : « César utilisa comme cavaliers des Espagnols, comme fantassins légers des Numides, comme archers des Crétois et comme frondeurs des Baléares. » Alors ? Et si l’on veut faire du mauvais esprit, on rappellera les fameuses balles de fronde gravées TLAB d’Alise : qui dit balles de fronde dit frondeurs, non ?

(P. 64) À propos des Éduens, on peut lire : « N’avaient-ils pas inventé une légende qui en [= des Romains] faisait leurs frères de sang ? » Ce n’est pas une « légende » et pas  inventé non plus. C’est un titre officiel octroyé par Rome aux pays qui l’ont servie, et l’on en trouve l’expression chez César (B.G., I, 33) : Æduos fratres consanguineosque sæpenumero ab Senatu appellatos.

Histoire : « Aucun Romain n'a même songé à la démocratie, dans un État totalement aristocratique, passé directement à la monarchie en 31 avant J.-C. » (p. 22) Ce passage n’eut pas lieu en 31 (bataille d’Actium) mais en 28, lorsque Auguste reçoit le titre de Princeps, le « premier des citoyens » ou en 27 où il choisit le surnom d’Augustus. Ensuite, si la République romaine n'est pas une démocratie... Que fait-on du droit de veto des tribuns de la plèbe qui, à lui seul, paralysait, sans justification, l’autorité de n’importe quel magistrat ? et des luttes patriciat-plèbe, encore avec les Gracques ? D’autant qu’Auguste refusa obstinément le titre de « roi », en considérant ce qu’il avait coûté à César !

Numismatique : Y. Le Bohec écrit (p. 67) qu’il préfère croire que le célèbre statère d’or représente bien Vercingétorix et non pas Apollon « parce que le numéraire n’aurait sans doute pas mis le nom d’un homme à côté du buste d’un dieu ». Il suffit de feuilleter un catalogue de numismatique pour constater qu’apportent la contradiction toutes les monnaies où figurent au droit les images de dieux (Fortuna, Cérès, Vénus etc.) assorties du nom d'une gens romaine. Par exemple, telle monnaie de 119 av. J.-C. [12] où le gentilice M. FOURI L. F. entoure l’image de Janus Bifrons.

Religion : (p. 79) Il n’y a pas à soutenir ou contester le caractère sacré du site d’Alésia. Diodore de Sicile l’avait établi depuis longtemps et donnait la cité comme une construction due à Hercule, bon nombre de siècles avant les architectes romains. Il n’est donc pas utile, et il serait même contre-indiqué de se fonder « sur le grand nombre de documents religieux relevés au cours des fouilles effectuées sur ce site et portant sur les bâtiments d’époque romaine ». Il suffit de citer Diodore, ce dont les Alisiens se gardent bien, faisant systématiquement l’impasse sur Diodore, Hercule, les remparts, l’autonomie de la cité sainte [13], autant qu’ils ignorent la Séquanie de Dion Cassius ou les « rives abruptes » de Florus : n’écrivons rien qui gêne ! Quant au prétendu « grand nombre de monuments religieux »… J. Le Gall n’en décrit qu’un, le temple d’Apollon Moritasgus. Les nombreuses statues trouvées sur le site représentent à peu près toutes des divinités gréco-romaines, ce qui n’enseigne rien sur la religion gauloise. D’autant que si Alise n’est pas Alésia, tout ce qu’on peut imaginer concernant les rites qu’y pratiquaient ses « Mandubiens » n'est pas, loin de là, un élément probant pour la connaissance de leur spiritualité.

La note 46 témoigne d’un tantinet de prétention. Les dévotions des Mandubiens «n’avaient rien d’extraordinaire ». Note : « C’est le point de vue que nous avons toujours défendu. Il faut avoir fait une lecture rapide de nos écrits pour ne pas l’avoir vu ». Effectivement, Y. Le Bohec a souvent parlé des dévotions des Mandubiens. Mais où ? Mais comment, puisqu’on ignore tout de ce peuple ? J’avoue que cette révélation avait échappé à la spécialiste de l’histoire des religions que je croyais être. Je vais devoir faire repentance et lire beaucoup.


@ Danielle Porte


[1] Pour les non-initiés : le point d’interrogation à l’envers est ce qu’on appelle le « point d’ironie ».
[2] Le Rhône, écrit César, B.G., I, 33, forme la frontière entre la Séquanie et la Province (cum Sequanos a provincia nostra Rhodanus divideret). L’une et l’autre sont donc limitrophes.
[3] M. Reddé, S. von Schnurbein, Rapport de fouilles…, 2001, p. 130.
[4] P. ex. : B.G ., VII, 7, 5.
[5] P. ex. : César chef de guerre, le Rocher, 2001.
[6] A. Bouché-Leclerq, Manuel des Institutions romaines, Paris, 1886, p. 278 , n. 2, cite une remarque de H. Delbrück, qui, à propos du dispositif par manipules, « se moque agréablement des tacticiens en chambre, assez naïfs pour y croire. Suivant lui, l’ordre en quinconce ne tiendrait pas une minute sur le champ de bataille ni même en marche ». 
[7] La preuve : au § 51 de Salluste qui suit la description de la formation manipulaire, est décrite la situation qui s’établit rapidement : « Séparés de leurs camarades de combat, les uns reculaient, les autres allaient de l'avant ; on ne se ralliait pas aux enseignes, on rompait les rangs. Chacun se défendait et attaquait à l’endroit où il s’avisait du danger. Armes de défense, armes d'attaque, chevaux, légionnaires, ennemis, citoyens romains, tout était mélangé. Il n’y avait plus de décisions raisonnées, plus d'obéissance aux ordres, tout était conduit par le hasard ».
[8] Op. cit., p. 280, n. 2, d’après Salluste, Jug., § 49.  
[9] A. Berthier et A. Wartelle, Alésia, 1990, p. 251.
[10] A. Wartelle, dans l’Alésia publiée avec A. Berthier, 1990, p. 234 ; D. Porte, l’Imposture Alésia, 2004, p. 75-84 ; l’Imposture Alésia, l’imaginaire de l’archéologie, 2010, 151-155. Camille Jullian avait déjà supposé un piège, mais sans s'aviser que conserver Alise pour Alésia interdisait cette hypothèse.   
[11] Dans la Zizanie.  Lui aussi pratique la « guerre psychologique »… à l’aide d’une massue.
[12] Réf. : BMC/RR. 555, pl. 94/95. CGB, 2011 : 237283.
[13] Y compris J.-L. Brunaux, les Religions gauloises, Paris, 1996, qui se prive ainsi d’un témoignage antique fondamental. Qu’on conteste, mais qu’on cite !