la Colline inspirée

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mercredi 3 septembre 2014

section VIEUX BOUQUINS : Noël AMAUDRU 2



Noël  AMAUDRU   2




Dans le même fascicule on trouve publié une suite savoureuse dont les "Jurassiens" se régalent et dont on s'en voudrait de priver le reste du monde !
On voudrait tant l’avoir écrit… Mais on n’aurait jamais osé l’écrire.

"Une Visite au Mont-Auxois

(15) Le bluff d’Alise Sainte-Reine – Impressions d’un pèlerin à la recherche de l’Alesia de César

         Aimez-vous  les  Alésias ?  On en a mis partout  et  Vercingétorix, si l’on  en  croit  les  archéologues  de  carrière,  paraît  avoir  joui,  en son temps,  du   don   d’ubiquité.   L’énigmatique  oppidum  mandubien  où succomba, vers  l’an  52  avant  notre  ère,  la  fortune de la Gaule, a été tour à tour situé, non  sans  quelque  vraisemblance,  en Bourgogne, en Comté, dans le  Bugey, en Savoie, dans le  Gard, dans le Châlonnais, en Auvergne même.
Il y a quatre Alésias dans la Franche-Comté et deux en Bourgogne. Évidemment un syndicat des Alésias concurrentes s’impose. Elles se repasseraient l’une à l’autre Monsieur Perrichon.
Mais, sans nul doute, l’Alésia du Mont-Auxois l’emporte, pour l’instant, par la volonté de M. Doumergue, héritier respectueux de la pensée de Napoléon III, qui trancha la question l’an dernier, entre deux trains, par la supériorité de ses exhibitions et de sa mise en scène, par l’organisation savante de sa publicité.
Comme l’on annonçait à Alise Sainte-Reine pour la millième fois, au moment psychologique de l’ouverture de la saison, une de ces découvertes sensationnelles qui font époque dans la vie des peuples et en bouchent un coin aux incrédules, j’ai voulu y aller voir, car je (16) suis badaud par bécarre et par bémol autant que les Parisiens de Rabelais.
J’avais bien quelque défiance. Si l’organe naît du besoin, d’après Darwin, le miracle est spontanément engendré par la foi aveugle. Puis, me disais-je, comment se fait-il que les partisans de l’Alésia officielle sentent la nécessité de chercher de nouvelles preuves, puisqu’ils estiment le procès jugé sans appel possible ? Tant pis, je risquai le voyage.
Trois heures du matin. Je débarque, tout enchariboté de sommeil, à la gare des Laumes, baptisée depuis peu Alesia s. v. p., par le P.-L.-M., grâce à l’intervention pressante d’un politicien influent. Ainsi, dès les premiers pas, la suggestion des écriteaux et des lieuxdits enveloppe le pèlerin et l’avertit que, sur ce coin de terre prédestiné, la vérité a cessé d’être en marche, par ordre supérieur ; elle est fixée ne varietur, définie pour les siècles futurs en un dogme immuable.
De la plaine immense, qui rappelle si peu la planities de trois mille pas des Commentaires, un brouillard s’élève lourdement – symbolique, oh combien !  J’entends bien chanter l’alouette gauloise, qui inspira au maître Jullian un si joli couplet, mais le coucou me jette aussi de tous côtés ses deux notes ironiques. Dieux immortels, que de coucous dans ce pays !  Les foins coupés répandent une ivresse capiteuse, l’arène problématique de la grande épopée nationale fume comme une soupière. La matinée sera exquise.
Une barrière de bois blanc, surmontée d’une légende, m’arrête net : Double fossé de la contrevallation. Ces fossés sont placés assez loin du pied de la taupinière du Mont-Auxois, si loin même, qu’on ne comprend (17) guère les combats multiples livrés dans les étroites limites de la planities classique, à moins qu’ils n’aient eu lieu à la cantonade. Il est vrai que la plaine des Laumes a quinze kilomètres ; qui peut le plus peut le moins, et il est entendu que César n’avait pas le compas dans l’œil. Il est vrai aussi que ces fameux fossés ne correspondent pas aux mesures des Commentaires, mais ce détail n’arrête pas les dignes compatriotes de Jean-Sans-Peur. Enfin, il serait peut-être utile d’examiner de près l’état du niveau d’eau en l’an 52, dans cette plaine d’alluvion, restée marécageuse par endroits et fréquemment inondée de nos jours. Mais glissons…
Après avoir inquiété au passage une tribu gitane, campée aux abords du Mont-Auxois, je tente l’assaut des praerupta loca, en suivant une antique voie en casse-cou.
Alise Sainte-Reine m’apparaît, telle la Belle au Bois. Tout le long de la rue étroite, montante et malaisée, je suis violemment raccroché par des enseignes prometteuses, qui affirment la vertu souveraine de la prescription en histoire. Gloire à Badinguet, qui eut son Alésia à Sedan, mais moins héroïque ! Éternelle louange à Matruchot, à Stoffel et à Espérandieu, au plus haut des cieux ! 
Un écriteau me conseille de n’user que de l’apéritif gaulois, l’autre me commande de m’arrêter – sta, viator, – pour admirer l’épée de Vercingétorix. Si ce n’est elle, c’est donc sa sœur, l’épée sœur !  Peu de propriétaires qui ne possèdent leur petit champ de fouilles et leur petit musée (prévenir huit jours à l’avance pour les commandes).
Ces entreprises se font concurrence et s’il faut en croire les pancartes, la vérité est toujours en face.
La palme, en ce genre de rivalité innocente, revient incontestablement à un liquoriste, membre éminent de diverses sociétés archéologiques, qui propose le dernier coup de Vercassivellaun. La suprême tournée du Mont-Rhéa ?
Ça, c’est trouvé.
Par une sorte de calvaire, où le christianisme voisine gaîment avec le celtisme, je me hisse à la plate-forme qui aurait supporté Alésia ou une Alésia quelconque. Mes pas mettent en fuite une compagnie de perdrix. J’ai devant moi le vaste cirque où Stoffel a placé l’action. Et les écriteaux officiels continuent à m’instruire.
Ce murger écroulé détermina, à deux pas de la statue du Grand Arverne, l’enceinte hypothétique de l’oppidum. Comme le Mont-Auxois a 97 hectares au plus, je vous laisse à deviner le nombre d’assiégés que cette surface, réduite encore par la place et le reculement nécessaire des fortifications, pouvait contenir, sans parler des provisions, du matériel, des troupeaux, pecus cujus magna copia, etc… Ici encore intervient le commode système d’interprétation des Bourguignons. César à bluffé !  Pas tant que ça, et il est facile de démontrer sa véracité parfaite.
Les partisans d’Alise Sainte-Reine, après tout, subissent les conséquences de la curieuse pétition de principe qui leur sert de point de départ : Alise est Alésia, car on y a trouvé – dans des conditions infiniment suspectes – ce qu’on trouve partout ; donc, il faut y amener de gré ou de force César et Vercingétorix. Le malheur est qu’ils ne s’entendent pas pour expliquer (19) le combat de cavalerie et la marche préliminaires des deux adversaires. Ils ne s’entendront jamais et, sur ce point capital, n’ont à nous offrir que des conjectures romanesques.
Docile au conseil de M. Jullian, je me suis adressé à la statue, d’ailleurs poncive et infidèle, d’Aimé Millet et j’ai essayé loyalement de reconstituer les multiples péripéties du drame.
Oh !  la position de César sur la côte de Flavigny !  Oh !  son mouvement pour aller au secours de Labienus et de ses lieutenants fléchissants !  Pour atteindre le Rhéa il lui eût fallu traverser son double système de défense et la planities, culbuter les escadrons de l’armée de secours envoyés pour opérer une diversion. Rien de tout cela n’est indiqué dans le récit, pourtant copieux, des Commentaires.
Lentement, j’accomplis le tour du plateau pseudo-historique. Me voici sur le terrain des fouilles récentes. Des restes de trophées et d’oriflammes pendent aux buissons. Je salue. L’illustre botaniste Matruchot a passé là, à la tête d’un peloton scolaire, et il a attesté les dieux que les restes, miraculeusement retrouvés, d’un temple et d’un théâtre gallo-romain, prouvaient l’identité d’Alise et de l’Alésia de César (marque déposée et brevetée avec garantie du gouvernement).
Ici, j’ouvre une nouvelle parenthèse.
Lorsque Stoffel, guerrier très répandu dans les sociétés aimables de la fin de l’Empire, opérait à grand frais ses fouilles, il trouva tout ce que l’Empereur lui avait ordonné de chercher, à tout prix. Après lui, on ne découvre plus rien d’antérieur à l’an 52, et le pauvre commandant Espérandieu, – le bien nommé – a beau (20) fouir le « sol sacré », il ne rencontre plus que du gallo-romain, et pas du meilleur. Concluez.
J’étais en train de méditer sur ce curieux phénomène, lorsqu’un groupe d’ouvriers me surprit.
– Ah !  monsieur, me dit l’un d’eux que je requis comme guide dans le dédale des reconstitutions romaines, c’est une ville qui sort d’ici, et les champs rapportent plus à leurs propriétaires que s’ils les cultivaient. Aussi, le prix du mètre est inabordable.
Je l’interrompis brusquement :
– Laissons cela, mon brave, c’est Alésia que je cherche, moi. Les belles ruines romaines abondent ; je n’ai pas besoin de venir ici.
– Vous tombez bien. J’étais des fouilles de 1865, avec Stoffel. L’or coulait à flot ; c’était le bon temps. J’ai vu, au pied du Rhéa, la découverte des fameuses armes qui sont à Saint-Germain. Je suis descendu dans le fossé pour les ramasser ; je les prenais par brassées. On aurait juré qu’on les avait mises là exprès.
– Elles s’étaient donc miraculeusement conservées dans l’eau des fossés ?
– Mais oui, répond crânement le candide Brannovien, vous saurez que l’eau de l’Oze a la vertu de conserver les métaux pendant des milliers d’années. Essayez.
– Et l’on a retrouvé aussi les fossés de César sur tout le pourtour d’Alise ?
– Oh non, vers Grésigny, vers la côte de Bussy, le roc ne permettait pas de creuser avant. Mais il faut croire que César s’est avantagé.
Le bluff de César !  C’est décidément un mot d’ordre, le tarte à la crème des tenants du Mont-Auxois, et (21) il reparaissait, avec la force d’un aveu instructif, sur les lèvres des coopérateurs du brave commandant Espérandieu.
Je conclus, en redescendant vers la vieille cité aux rues jalonnées de souvenirs réclamistes, pour gagner mon auberge patriarcale, placée sous la tutelle de Jeanne d’Arc, sœur de Vercingétorix, que les oiseaux sacrés m’avaient donné, dès mon arrivée, un présage digne d’émouvoir les augures. C’est bien ici le coucou qui a glissé ses produits dans le nid de l’alouette gauloise.
Et c’est de la sorte, pour employer le style pompeux de l’auteur de l’Histoire de la Gaule antique, que le site légendaire du Mont-Auxois parla à mon âme de vieux Gaulois. »

Noël AMAUDRU
Paris, Plon,
1908

© Danielle Porte

1 commentaire:

  1. Ce deuxième extrait est un régal par la modernité d'esprit et de style de son auteur. Noël Amaudru, certes, est un lettré de haut niveau, mais aussi un homme de terrain et un observateur plein de finesse. Et quel humour délicieux ! J'ai bien aimé "l'épée soeur" de l'épée (prétendue) de Vercingétorix ! Avec quel art il relève l'esbroufe, les bidouillages, les manoeuvres politiciennes et l'esprit mercantile régnant dès l'origine sur le site bourguignon ! Rien n'a changé depuis et on imagine aisément les réflexions impayables que lui inspirerait le Muséoparc.

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